L’Origine du Rêve
CONTE POUR ENFANTS ENDORMIS
C’était de mémoire d’homme, le premier jour de la création, et le vent, qui n’était que bouffées n’avait pas encore épousé les grèves.
En ces temps, l’univers enfantait des glaciers et crachait du feu sur l’autre rive.
Les nuits ne portaient pas de rêves, tellement l’aube était vaste et le fleuve tranquille.
Mais un matin, un homme et une femme se tinrent debout face au large et, cette nuit-là, ils rêvèrent qu’ils pouvaient n’être qu’Un.
Le lendemain, l’enfant s’éveilla au centre du monde où son rêve se trouve grisé de joie.
Mais très tôt il oublia le rêve qui lui avait donné naissance, trop occupé qu’il était à regarder la terre d’abord si glaciale se mettre à verdir et à danser… pour lui.
Poussés par l’oubli, hors d’atteinte de l’enfant, les rêves flottaient pêle-mêle au-dessus du temps, en ne pouvant appartenir à personne.
Chaque nuit ils frôlaient l’âme endormie mais, dès que la rosée ouvrait l’aube aux regards, ils s’enfuyaient déjà subrepticement derrière l’horizon.
Il fallut plusieurs naissances, de nombreuses générations d’humains-sans-rêves pour qu’un jour une pensée germe dans le cœur d’un Grand-Père.
Plusieurs nuits durant, ce Grand-Père chasseur d’ours avait veillé sur le sommeil agité de l’enfant soudainement malade.
Il croyait savoir qu’à chaque retour dans l’ombre, les traces du jour avaient besoin de trouver les rêves pour désirer le retour du matin.
De plus, un Étranger qui venait de bien plus loin que la source du fleuve, lui avait chuchoté, comme en secret, que les siens, ses proches, auraient le pouvoir d’apprivoiser la mort s’ils appartenaient à leurs rêves.
C’est alors que, se remémorant les paroles de l’Étranger, pour la première fois, le Grand-Père osa désirer faire la capture du rêve oublié par l’enfant et de tous les autres laissés en errance.
Alors que l’aube était encore pâle, il alla chercher un rameau de saule, des lanières faites de tendons de bêtes et chassa la perdrix pour lui voler ses plumes.
Il mit des heures à tisser le filet telle une toile de capture, à le tendre grâce au rameau de saule qu’il avait arqué pour lui donner la forme du soleil et à adjoindre des plumes qu’il avait pris soin de rendre sacrées.
Il eut la tentation de suturer le trou du centre grâce auquel la toile de capture avait pu être tramée, mais il n’en fit rien.
Il tenait au bout de son bras avec fierté ce cercle-filet-trou qu’il désigna du nom de Capteur de Rêves.
Puis ses pas le conduisirent près de la couche de l’enfant, au-dessus de laquelle il suspendit le Capteur de Rêves.
Au cœur de la nuit, l’enfant était regardé par le monde. Et à son réveil, son rêve était attrapé dans les mailles du filet et maintenues dans leurs pulsations par les plumes sacrées et ses mauvais rêves s’enfuyaient à jamais de la nasse solaire, passant au travers de l’espace trou que le Grand-Père était parvenu à laisser sans suture.
C’est ainsi, grâce au Capteur de Rêves fabriqué pour un enfant par un Grand-Père chasseur d’ours que les hommes se sont mis à désirer le retour du crépuscule pour rêver, et à honorer la naissance de l’aube en se livrant nus, à la mémoire de leur rêve (1), (2), (3).
Mais aurions-nous perdu la sagesse du Grand-Père qui supporte de laisser apparent un trou, sachant que c’est par ses bords que quelque chose de vivant adviendra ? Toute construction d’un discours fait des nœuds dans la parole pour s’assurer d’une vérité. L’analyste s’il parle à partir d’un lieu qui fait suture, obstruera en un éclair la bouche de paroles.
S’il veut témoigner du domaine qui le traverse, d’où peut-il parler, comment peut-il dire et encore plus écrire? Plus il aura l’ambition d’un propos cohérent, plus il encourra le risque de faire du discours de l’Inconscient un discours de plus, s’engouffrant ainsi dans l’échappée consciente pour ne pas voir le point de fuite où le hors-lieu de l’inconscient nous convie. Comme écrire sans trop quitter l’arrière-pays, cet espace irréductible au Conscient, contrée lointaine où siège cet étranger de nous qui pourtant est là, tapi dans chacun de nos immédiats.
Comment inscrire des phrases sur le papier sans se piéger soi-même dans un discours « discourant » sur la Psychanalyse et s’éloigner de ce fait même de la force du cri? Comment écrire tout en se rappelant que ce qui nous y pousse est ce perdu, manquant pour toujours?
Mais alors, pourquoi s’autoriser à écrire si cet acte d’écriture risque ipso facto de nous faire tourner le dos à l’Inconscient? Peut-on écrire un article sur la Psychanalyse et qui plus est sur la Psychanalyse dite pour enfants et demeurer analyste en laissant parler la « lalangue » (11), en ne se laissant pas endormir par des évidences qu’osent porter les mots, en ne circonvenant pas au carrefour des points de convenance déjà instaurés dans les institutions?
Comment parler sans discourir? Comment porter un énoncé sans mettre à mort le Sujet de l’énonciation en son point vital? Comment écrire sans faire taire les « mots du désir qui constituent l’Inconscient » (13). Comment écrire tout en restant une oreille appelant l’interrogation? Comment écrire tout en écoutant le ouï-dire de la parole de l’autre?
Toute écriture pousse sur le terreau des ratés de l’amour et se fertilise par les endurances du désir. A se montrer telle qu’en elle-même, elle tente de désigner la Chose et les liens invisibles
que tissent les mots avec Elle pour se consoler de sa présence absente perdue à jamais. Du même coup, son mouvement de désignation par le doigt de la pensée laisse choir tout ce qui n’y est pas désigné, faute d’avoir pu être mis en représentations.
Mon texte n’échappera pas à cette loi de l’Écrit qui dé-montre et cache à la fois, qui ouvre une
voix et prend le risque de lui couper la parole. Il portera ainsi les traces de ce qui a été arraché au corps pour devenir vocable. Ainsi, le texte se livre nu aux esprits qui le décortiqueront, pour lui reprocher ce qu’il n’a pas d’ores et déjà pu contenir ou aux indifférents qui ne lui prêteront aucune entente.
A moins que le vent ne l’emporte au pied du pèlerin qui saura le recevoir non comme une plante dans toute sa maturité mais telle une parole qui évoque ce qui, aujourd’hui, lui est préhensible et qui, demain, se transplantera dans d’autres vocables pour approcher davantage sa Question, celle de l’Origine, telle une source qui garde en sa fraîcheur l’impact de la pierre d’où elle a pu sourdre. Un rêve oserait se capter derrière cette tentative d’écriture, celui qu’elle soit reçue
Telle une brise
Qui se lève
Au-dessus de la source
Où elle n’était pas attendue.
Certains s’en réjouiront
D’autres pesteront contre sa venue.
QU’EST-CE À DIRE?
« La vérité ne se fonde que de ce que la parole même mensongère, y fait appel et la suscite. » (Jacques Lacan, 1964)
L’ÉCRIT TUANT LE CRI !
Y aurait-il une voie résolutive possible du conflit fondamental que crée l’Écrit face au Cri? Cette discordance apparaît du même ordre que celle qui oppose le mot et la Chose. « Le mot est le meurtre de la Chose » soutient admirablement Maurice Blanchot, au point que Lacan n’a pu s’empêcher de faire sienne cette énonciation.
Pour oser participer à une revue de Psychanalyse, outre la reconnaissance de cette incompatibilité primordiale, de ce nœud tranché entre l’Écrit et la force du cri, une voie nécessite d’être tracée, Elle sera dessinée comme un préalable à toute rédaction et incitera à questionner sa propre écriture, à oser y voir le besoin de ré-assurance qu’elle suppose, à accompagner la permanence de l’oscillation qu’elle recèle entre le perdu à jamais et la compulsion-à-retrouver.
Si l’Obsessionnel cherche à maîtriser l’immaîtrisable par le Savoir et l’Hystérique compte bien se satisfaire en se gardant dans l’Insatisfaction, l’Écriture en Psychanalyse n’échappe pas à se définir par ces deux bords. Elle nous conviera de ce fait à une perpétuelle remise à l’ouvrage pour s’exercer à renoncer à la maîtrise du sens, afin d’ouvrir la langue pour en faire surgir les fils invisibles que tissent les mots entre eux, telles les toiles brillantes de l’araignée cherchant à capter sa proie dans un filet néanmoins fragile. Le retour à l’ouvrage est toutefois nécessaire, bien que nous sachions que le mot ne parviendra jamais à emprisonner l’immédiateté qui lui échappe.
Mais un discours, même s’il parle de ce qui lui échappe, même s’il cherche à re-prendre à son compte la fonction de déjouer ce qui prend la forme d’évidences, pour ne plus avoir à être pensé, pourrait n’être encore qu’un discours sur un discours.
Qu’est-ce à dire pour qu’un discours se tienne au plus près de l’expérience du discours? Il conviendra tout du moins de pousser l’énoncé au plus proche de son énonciation et de le déployer pour que soit entendue sa teneur structurale, c’est-à-dire la position sexuée de l’émetteur, position qui relève d’emblée que chacun ne l’a pas tout et qu’il n’occupera jamais qu’un fragment du Vivant.
Sans la reconnaissance de cet écart reconnu entre l’énonciation et son énoncé, sans la transpiration de cette plaie ouverte de l’humain face à la vérité qu’il ne peut pas être Tout et que de l’autre lui est vital, tout discours psychanalytique ne serait qu’une répétition d’un discours de maîtrise, aveugle de ce qui lui échappe et revoyant le Sujet de l’inconscient aux oubliettes du Savoir.
Sous les fils du discours il y a la trame du Langage
Dans les interstices du tissu de la pensée
La parole se terre
Au bord de son silence, l’être souffre…
Au creux du langage, des mots parlent du corps
Entre mots-de-corps et langue pour tous
Au cœur du tranchant qui les sépare
Une Parole naît et fait vibrer le Désir.
Serait-ce là la fonction du psychanalyste d’enfants, de faire entrer en Paroles la personne qui s’adresse à lui? Y aurait-il prétention à croire que cet acte de connaissance qui proviendrait de la même source que l’art de la poïétique pourrait ouvrir vers l’invisible d’une vérité?
LA VÉRITÉ EN QUESTION?
La vérité court les rues; tout un chacun, même les psychanalystes qui se disent en être partagent la certitude d’en toucher un bout. Pourtant chaque Institution, malgré la vigueur de l’esprit qui peut y régner a maille à partir avec l’aveuglement incoercible de tout ce qui s’institue. Derrière son objet, elle croit avoir accès à l’objet réel, oubliant que toute théorie est à entendre dans son statut déplacé et à faire valoir dans sa teneur de fiction.
La recherche de la vérité siège dans nos cabinets mais nous ne voulons pas le savoir. Pourtant la question du : « Est-ce vrai que cela s’est vraiment passé ainsi? » nous envahit plutôt deux fois qu’une. Et nous nous accrochons par trop souvent au délice rassurant d’avoir compris, laissant filer du même coup, au travers des mailles du filet, ce qui est à se dire encore, précipités que nous sommes dans le contentement, d’avoir trouvé.
Nos patients, fort heureusement, et les petits encore davantage, font des crocs-en-jambe à notre recherche de vérité. Ils appellent le renoncement à nos évidences pour faire face ensemble à l’Inconnu de chaque analyse. Ils nous font savoir, souvent malgré eux, qu’une Vérité d’eux, de nous, ne peut être accessible que comme fragment d’éternité et de plus, exclusivement en retour de notre message adressé à l’autre. Ils sont porteurs de signifiants mais le signifiant ne s’écoute pas comme un écrit ou telle une proclamation, bien au contraire, il court dans le discours, tel un furet, parfois si vite qu’il faut une oreille bien dégagée des contingences du jour pour en saisir, ne serait-ce que l’effet de son passage. Et si nous nous prenons les pieds dans un trop fort désir de le capturer dans notre tendre filet, il s’échappera à nouveau. En effet, dès qu’un énoncé est par trop pris pour une vérité, la valeur de son énonciation s’en retire et nous restons inter-dits, jusqu’à la prochaine fois. « Il court, il court le furet, le furet du bois joli. »
Mais alors, la Psychanalyse serait-elle l’affaire de désespérés? Pourtant nous osons croire que non, car cet art de l’entendre-dire, s’il porte aux nues la valeur tragique de l’existence, sait souvent en extraire la beauté du Vivant. La vérité est certes et nous sommes en quête de sa lumière mais avons à demeurer inexorablement ses quêteurs pour en être éclairés. La Vérité est, telle une énigme, que sur les pas d’Œdipe, nous aurons la prétention de l’avoir comprise, elle se dérobera à notre saisie et se répétera encore sans nous, c’est-à-dire sans que nous puissions en arrêter le cours. Notre seul recours face à la Vérité de l’énigme sera de tenter de s’accorder à son exécution en la reconnaissant comme nôtre. Lorsque l’analysant se fait Parole et l’analyste entendant, le Signifiant dans son effet de vérité, apparaît dans sa survenue comme dans sa restance semblable au Caillou qui a fait l’objet de ce poème pour enfant :
Le Caillou
« Un coin gardé jalousement par le silence. Un étang comme un miroir. Un ciel dedans. Et puis du temps qui passe, seule confidence.
Soudain un caillou qui tombe on ne sait comment. Le miroir est brisé. Les rides d’un frisson? Oh! Pour un instant le temps d’un cri – et – tout reprend son calme, sa place : l’eau, l’arbre, le ciel, le roseau et la grenouille hiératique. Le rêve est revenu.
Ce n’est pas vrai, j’avais oublié le caillou au fond de l’étang »
(Jean L’Anselme) (12)
Le Signifiant oui, ça tombe et ça fait des ronds qui troublent l’eau, apparemment trop calme, que sont parfois les analyses. Quand le signifiant tombe au fond, nous sommes déjà prêts à l’oublier et à ne plus le re-connaître jusqu’à ce qu’un autre caillou-Signifiant rebondisse en ricochet pour nous le faire ré-entr’apercevoir.
LES FRONTIÈRES DU CHAMP
S’il y a un champ spécifique à la psychanalyse, au regard de l’humain que peut-il être?
Nous savons peu de choses sur l’âme humaine sinon que nous sommes êtres divisés et fondamentalement confrontés à l’écart qui empêche de joindre en Un ce que nous sommes et ce que nous savons de nous. Nous savons peu de choses sur l’âme humaine sinon que nous pourrions être perpétuellement stupéfaits par la distance infranchissable entre ce que nous parvenons à être (l’Etant) et l’Idéal en lequel il nous a fallu croire pour y advenir, sans pour autant jamais l’atteindre. Nous savons peu de choses sur l’âme humaine sinon que nous sommes par trop souvent affolés par l’angoisse qui surgit quand « le désir rencontre de l’Autre et que s’affirme notre peur que l’Autre se barre, se « tire », disparaisse nous gardant pantois devant l’objet échappé, devant la perte affective ». (14)
Mais l’Autre, même une fois barré, nous appelle vers cet objet, perdu à jamais et pourtant sans cesse renouvelable comme miroitement d’un leurre lorsque, par le billet de nos identifications, nous osons croire que cette fois, nous le tenons. En effet, nous savons peu de choses sinon l’écart et sa qualité d’infranchissable, sinon le perdu qui se refuse à être reconnu comme mort pour toujours, sinon la pulsation de son morceau de soi-de-l’autre, mort-à-vie dans l’absence.
Nous savons peu de choses sinon que l’amour a de fortes chances de nicher à cet endroit même du désir, au cœur de l’écart, au creux de l’impossible, dans l’intervalle entre la présence et l’absence du regard et/ou de la voix.
Désir n’est-il pas le mouvement qui se crée entre l’Objet d’amour et le Mot tenté sous toutes ses faces pour le retrouver?
Nous savons peu, mais nous savons depuis Freud que notre désir d’Être-au-monde porte en son sein sa teneur sexuelle et, cela, très tôt après notre naissance et notre nomination par nos ascendants. A partir de nos pulsions accrochées au corps, celui marqué par le désir et le regard d’un autre, nous entrons en vibrations, en quêtes et en illusion de conquêtes.
Mais au préalable, notre être déjà bouillonnant de vie se manifeste par des mouvements incoercibles et des pleurs qui appelaient à l’interprétation d’un Autre pour se reconnaître. Si l’aimance était présente à travers l’attention et la vigilance d’un autre, les mouvements de corps devenaient autre chose que des tensions abdominales ou des cris de douleur. Ils étaient d’ores et déjà, grâce à la pensée et à la parole d’un autre, des appels de faim, de soif, de besoin de chaleur. Ils portaient dès ce temps du venir-au-monde, la promesse de devenir plus qu’eux-mêmes, non seulement mouvements de corps mais signes désignant déjà le désir de « lait de sein », la souvenance de blotissement mais aussi les meurtrissures d’absence.
A partir du sillon que Freud a tracé dans la connaissance de l’âme humaine, nous pensons savoir que ce serait, soulevés par nos pulsions sexuelles, elles-mêmes s’étayant sur le corps et sa contenance, que nous sommes être-en-Désir.
Mais qui structurellement nous fonde à être des êtres-de-Désir, ne serait-il pas que nous sommes mortels. Certes nous croyons savoir que nous le sommes et pourtant nos actes et nos engagements, nos conquêtes et même nos rituels ne cessent d’avouer que surtout, nous ne voulons rien en savoir de notre disparition, celle qui pourtant nous fonde comme humains. Non seulement nous sommes affligés par la nécessité d’avoir à mourrir mais nous portons les stigmates de notre impossibilité d’être à la fois garçon et fille, et de plus, nous sommes enclins à la parole par une impuissance réelle à pouvoir dire La Chose en sa totalité. C’est donc comme êtres à-mourir, êtres-pas-tout et êtres divisés que nous sommes au monde.
S’il y a Vérité dans le Réel du champ, et s’il y a un champ de la Psychanalyse, il serait creusé par les sillons que Freud et Lacan ont tracés, l’un dans le prolongement de l’autre, par leur insistance sur les limitations du sujet humain. Si notre Savoir est méconnaissant ne l’est-il pas, telle la face offerte de notre bouclier à nos Limitations d’existence?
« QUI ES-TU TOI PETIT D’HOMME ? »
Le petit d’homme est mal servi par sa naissance. Dans sa pré-maturité il a besoin d’un autre pour se saisir de lui et en prendre soin. Cette confusion de naissance avec la Mére le porte à la vie tout en le mettant en danger de captation par un autre. Du Père lui sera nécessaire pour que ça parle en lui. Mais quelles seront les conditions pour que la déliance s’opère en lui et favorise la mise en pensée de ses paroles-de-corps?
QUI EST DONC LE PETIT D’HOMME?
Le petit d’homme non seulement nait en toute pré-maturité, ce qui le projette d’emblée dans un mode de dépendance-pour-être mais il sera également limité dans son aspiration à la totalité et pourtant voué sans relâche à cette quête. Son développement psychique ne s’opérera que par franchissement de frontières comme la traversée d’un col, le forçage d’un passage et son effort pour-être-au-monde ne sera jamais exempt de la violence fondatrice qui présidait à sa naissance. Dès sa première inspiration, l’enfant naissant sera soumis à la brûlure d’existence. Son premier cri sera le témoin de la suffocation initiale d’une respiration qui se cherche. Il ressentira ainsi un vent de feu qui le traversera de part en part, le soumettant alors à la première loi d’existence : respirer seul pour naître.
Du contenant absolu dans lequel il baignait, l’instant auparavant, d’une continuité de durée qui le portait sans le prendre, l’Infans chuta dans un lieu qui n’aura comme permanence que la discontinuité de la présence. L’infans sera assujetti au va-et-vient de l’autre et ce, dès son heure de naître, alors qu’au cours des mois de grandissement dans la matrice du Ventre maternel, il s’imprégnait d’une plénitude que nous nous surprenons parfois à croire absolue en oubliant que déjà, là, la barrière placentaire faisait œuvre de séparation.
Pour oser imaginer la perfection de l’Un avant sa fragmentation, nous appelons les traces de nos souvenirs engrammés dans la chair, nous lisons certains signes gravés à la surface de nos rêves et allons jusqu’à interpréter les moments sublimes de notre existence comme des retours fugaces d’une ressouvenance d’un Plein qui serait nôtre.
Et pourtant, même au cœur d’une plénitude que nous imaginons dans son entièreté, le fœtus qui se prépare à naître est soumis d’emblée aux soubresauts émotifs de la mère qui le porte. Atteint par les bruits extérieurs, bien qu’ils lui parviennent filtrés par les membranes du corps maternel, il perçoit les fréquences basses des sons du dehors et se montre particulièrement sensible aux fréquences graves de la voix humaine. Alors déjà avant de naître, le petit d’homme se voit imposer une allégeance aux changements de son environnement, sa tranquillité d’ores et déjà dépendra des autres. Déjà avant de naître et cela sera déterminant pour son destin futur, il ne sera pas seulement porté par une matrice-ventre-coffre-de-corps mais enveloppé dans un réseau invisible, et non moins puissant pour autant, de désirs entrecroisés, de formes de pensées et d’ondes de paroles, tel un filet de capture.
Le petit d’homme dépendra pour naître d’avoir été pensé et parlé par quelqu’un, il survivra à sa naissance en devenant quelqu’un pour un autre.
Mais si le cri premier de l’enfant signe la naissance d’une vie et s’offre à la joie du monde, il clame la terrible violence de la séparation-des-corps nécessaire à tout acte de naître.
Pour « l’Autre conjugué à deux que seront ses parents » (13) le petit d’homme existera avant même d’être vu. Il sera l’entrelacs d’un tissu d’espoirs et d’amour, le nœud d’une trame de regrets et de haine mais parfois même mis en lieu et place de la déchirure d’une mise-à-mort imaginaire dès que sa vie aura été anticipée. Pour ne pas être tué, le petit d’homme sera parlé et ce, avant même d’être conçu. Sa « lalangue » de naissance sera d’ores et déjà une enveloppe de langage tel un tissu invisible mais non moins invincible du désir parental. Cette trame de langage semble pouvoir résister au choc de l’arrachement des corps et de se reconnaître à vue d’oreilles, au fil du développement de l’enfant mais surtout à la butée événementielle qui surgira aux détours de son existence. Le petit d’homme restera donc un être qui aura été parlé avant même de naître, qui inaugurera sa vie par un arrachement d’où il naîtra en toute pré-maturité, ce qui l’assujettira aux soins qu’un autre voudra bien lui prodiguer. Il se construira dans la mesure où quelqu’un pourra être aux prises avec le désir de vouloir être Tout pour lui. Il se
définira grâce au fait d’être nommé et d’appartenir à plus vaste que lui-même, c’est-à-dire à une lignée dont il ne sera qu’un chaînon.
Il nous faut retourner à la naissance sans pour autant pouvoir la re-conquérir, mais en tentant de se la re-présenter, pour saisir de quoi est fait le petit d’homme et pour re-connaître ce manque à être qui nous est donné d’emblée avant même d’avoir appris à se tenir debout, ce manque à être qui pourtant a la chance d’être un tant soit peu à son aise.
UNE MÈRE EST FOLLE…ET C’ÉTAIT MOI.
Lorsque la naissance de mon fils m’a fondée comme mère et que mon regard a rencontré le sien en son premier instant, j’ai été prise de vertige. Ses yeux semblaient porter l’histoire du monde et son regard me donnait en partage la mémoire de la terre. La langue inconsciente du désir, son œil la parlait déjà, je n’avais qu’à me taire et tenter d’entendre. A cet instant premier, il portait le large des contrées lointaines et marquait une longueur d’avance sur ce que moi-même je pouvais à peine apercevoir de mon propre pays. Avait-il accès en cet instant même, au creuset de mon désir de le concevoir, de le porter jusqu’à sa naissance? Savait-il ce qui, de moi avait croisé l’histoire et la langue de son père, créant ainsi un tel mouvement de passion que nous ne savions plus ce qui en était de nous, échevelés de désirs à partir duquel l’enfant avait pu en être-de-nous et naître à la vie?
Dans l’instantanéité de son-regard-qui-sait, il était au-delà de n’être que mon fils et apparaissait tel le sage témoin de cette langue mise au monde qu’est toute naissance.
Grâce à ce fils, le monde était en Genèse sous mes yeux et j’avais, soutenue par l’appel de son regard, le sentiment et même la sensation corporelle d’être pour quelque chose dans l’Origine du Monde ! Serait-il là une passation de pouvoir de l’enfant à la mère? Ce serait donc l’enfant qui lui offre la puissance comme cadeau, qu’elle soit Tout pour lui. Pouvoir qui offre en son temps de maternitude une joie débordante mais garde en son creux un espace de folie. Oui, le présent que fait l’enfant à sa mère lorsqu’il naît est un don porteur de danger, une offre qui demande tout et qui fait croire qu’on Peut Tout. La femme devient en folie dans son passage vers la maternitude et c’est l’enfant avec son regard lointain et la proximité de ses besoins qui lui transmet le pouvoir fou d’être mère.
Fort heureusement, la réalité du rythme des jours et des nuits inscrit une distance qui temporise cette première stupeur d’émerveillement.
Pour que l’oreille entende le vent
L’espace naît entre les branches
L’enfant a faim, le lait se fait attendre, la tendresse vient répondre à ses besoins et l’attention s’occupe à décrypter ses douleurs passagères. Ses pleurs, ses soubresauts trouvent interprétation, ses appels deviennent pour la mère des demandes nécessitant avec évidence sa réponse. Le bonheur d’exister comme mère encourage à supporter la fatigue des réveils mais aussi l’écart obligé entre l’appel de l’enfant et le mouvement de la réponse. Car c’est dans l’intervalle, le temps d’attente entre sa bouche en appétit et la succion du sein que se dissimule cette petite distance, nécessaire à la naissance de son appétence, gage de son désir.
Malgré l’appel de l’enfant si puissant pour que la mère y soit toute et tout de suite, celle-ci est la garante pour qu’il ne vive pas la pénurie des petites absences. Ces petites absences seront précieuses pour faire entendre le « J’arrive », ou le « Je suis là » si utiles au petit d’homme, ne serait-ce que pour avoir le temps du désir, et ainsi l’espace libre pour créer la chose attendue. Mais malgré cette alternance entre présence et absence que la mère suffisamment bonne parvient à inscrire comme rythme pour y être, elle reste la dépositaire du pouvoir que l’enfant met en elle, et ce pouvoir couve à bas-bruit, tel un volcan encore en éveil, c’est-à-dire en péril constant de fuser hors de son champ et de brûler de sa lave les alentours. Certes le roulis des heures, la scansion obligée des jours et des nuits offre une première limitation à l’omnipotence maternelle. Ses bras sont doux mais son désir-d’être-Tout pour l’enfant – promesse initiale et que l’enfant soit Tout pour elle, serment offert à son premier cri – tuent déjà l’espace-entre-deux qui voudrait se dessiner.
La Mère folle, car pour son enfant elle se croit plus qu’elle-même. La mère est folle car, au fond d’elle-même, elle croit encore qu’elle a donné naissance à l’Origine du Monde, tel le Créateur.
DU PÈRE NÉCESSAIRE AU PETIT D’HOMME POUR DIRE JE
Folle la Mère, elle a besoin d’un autre pour que son délire ne la déborde pas. Folle la Mère, elle a besoin d’un autre pour ne pas dévorer l’enfant à force de l’aimer. Folle la Mère, elle a besoin d’un autre qui interprétera son message de corps auprès de l’enfant, le rendant compréhensible, faisant ainsi un premier tri naturel entre ce qui fait vivre et ce qui fait mourir. Le Père viendrait dégager la Mère de son refus de se distinguer de son enfant. Pour ce faire, il la somme de renoncer à son illusion d’être encore Un avec l’enfant en revendiquant sa place d’homme auprès d’elle. Pour parfaire sa fonction, non seulement le père instaure une séparation, une barre, un trait entre mère et enfant mais permettra de passer d’un être-à-deux à l’ouverture vers la Trinité du être-trois, ce trois qui fait qu’entre-eux-deux ça ne fait pas que s’entre-tuer, ou s’entre-manger mais que ça peut se parler, se penser.
Le Père a en somme pour fonction d’interpréter le message maternel qui veut la vie mais pourrait la mort psychique de l’enfant si son message d’amour maternel ne rencontrait pas ses bords, ses limites. S’il y a du Père, tel un écarteur qui crée un espace entre la mère et l’enfant, veillant ainsi à trancher dans le trop, le petit d’homme a de bonnes chances d’assumer sa venue au monde. Mais si la mère a été mise dans l’impossibilité psychique d’intégrer la présence de son père, d’un tiers faisant coupure dans le nœud de capture entre Mère et Fille, que ce nœud soit noué sur son versant aimant ou sur son versant haineux, il y a de grands risques pour qu’elle se refuse à reconnaître de l’autre auprès d’elle et que sa présumée toute puissance garde l’enfant dans le danger de ne pas devenir « Je ».
C’est encore la mère qui a le pouvoir de fonder le lieu de la fonction paternelle mais cette fois dans la reconnaissance qu’elle ne peut pas être toute et que son manque à être appelle l’autre dans son altérité radicale. Le devenir de l’enfant en passe donc d’abord par des désirances inscrites dans le tissu d’histoires d’amours, de rencontres dites même impossibles entre un homme et une femme. Sa libération comme sujet ne sera jamais entière quoique son éveil lui soit permis, même si sa distinction d’eux est des plus encouragée.
Ainsi va le destin du petit d’homme, il n’occupera sa parole qu’en s’arrachant à la chair de la mère. Même devenu grand homme, il aura appartenu à quelqu’un et n’aura pu se découvrir que dans le regard d’un autre.
Tout au long de sa vie, il se mirera dans les regards des autres êtres sur sa route tentant de
retrouver le premier regard-sein qui l’avait fondé à être, à naître à la vie. Il s’agitera au cœur de ses identifications à la recherche de l’écho de la « lalangue » qui l’avait parlé avant même sa naissance. Il tentera d’unir son désir à la Loi, là où la fonction paternelle l’appelle. Mais nombreux seront les passages nécessaires pourqu’il entr’aperçoive et encore toujours de façon fugitive, ce que sa soumission passive ou sa rébellion contre sa réalité lui cachent. Parfois au détour d’une fracture existentielle ou d’un accident biographique, il aura accès à son être-Sujet, mais ce sera toujours à travers l’angoisse, « seule à pouvoir annoncer le carrefour de son propre désir qui rencontre le désir de l’Autre ». (14) Ainsi le petit d’homme, cet enfant créé de nous et pourtant dé-muni appelle notre présence pour être, mais une présence conjuguée à deux,
prononcée et définie par une double appartenance sexuelle non interchangeable (ou par une rencontre des genres masculin et féminin). Si la mère est folle car porteuse de forces dionysiaques, de festins macabres où l’autre n’a de place que d’être mangé, sans elle pourtant, la suite des générations, la reconnaissance des moissons et des fruits s’avèrent de l’ordre d’un impossible. Si, au tournant de sa folie, elle est une menace d’étouffement et même d’anéantissement psychique pour l’enfant, elle est dans le même temps, garante de sa vie. Si le Père est nécessaire comme représentant de la séparation qui fonde à être humain, il ne peut or-donner la réalité, lui donner son pesant d’or que parce qu’il y a eu foisonnement de ressources vivantes, que parce que le dés-ordre, le trop-de-corps l’a précédé.
En somme la Loi du Père sans la force vitale du Sujet ne serait que Tables de Loi brisées ou encore lettre-morte, tel un envoi cacheté sous pli, mais non adressé.
Le futur du petit d’homme sera donc déterminé par les traces de son passé. Son à-venir se définira à partir de son pas assez de mère, même si ses parents se sont conjugués au presque parfait, tentant toujours le plus-que-parfait sans en toucher le bout, n’ayant de cesse pourtant de toujours vouloir l’atteindre.
DE L’ORIGINE DE LA PAROLE
Pourquoi ce long détour par la naissance du petit d’homme et ses aspects de malédiction que cache l’émoi d’une conception, si ce n’est pour questionner l’Origine de la Parole?
Née du langage pour tous, quel est son lieu de naissance? Est-elle proche du Désir, au point de prendre sa source au creux de l’Absence? Lorsque l’analyste trébuche sur sa propre limite-à-penser, le poète ouvre un nouvel espace-du-dire : « Et je comprenais que l’été est le langage. Que les mots naissent de l’été comme laisse un serpent derrière soi, à la mue, sa fragile enveloppe transparente. Que ce n’avait pu être qu’au sud, dans les miroitements du sel sur le roc – et ses buissons ardents! et ces grands orages, qui errent…qu’on avait inventé les mots, et par eux l’absence; qu’on avait rêvé la parole. » (3)
Yves Bonnefoy dans sa langue poétique évoque que la Parole est originaire du Langage, mais qu’elle se forme au cœur de l’absence pour que le rêve et les mots en fassent miroiter la présence. Son évocation nous rejoint lorsque nous pensons que Parler est toujours un mouvement d’être qui crée un intervalle entre la Parole et les adhérences du corps-à-corps,
qui sans cet écart nous laisseraient pantois et sans répit. Mais Maurice Blanchot nous conduira un pas plus loin vers le précipice, en décrivant un rapport de nécessité radicale entre la Parole et la Mort. C’est bien lui qui clame que « le Mot est le Meurtre de la Chose », mais c’est également lui qui aborde combien notre liberté humaine ne tient qu’à un fil, au fil de la Parole.
(…) « Parler ou bien tuer, la parole ne consiste pas à parler mais d’abord à maintenir le mouvement du ou bien, elle est ce qui fonde l’alternative; parler c’est toujours parler à partir de ce intervalle entre la parole et la violence radicale «(…), séparant mais maintenant dans un rapport de vicissitude, l’une et l’autre. » (2)
Suivant le sillon des poètes, ne pourrait-on pas dire que c’est bel et bien dans ce petit creux entre le mot qui tue la chose et l’absence de la chose, réinterprétée par le mot, que niche le désir, ce mouvement désespéré ou dis-espérant devant le « perdu »?
PAROLES ET SILENCES
Celui qui veut entendre l’enfant
Faire chanter les sources
Se doit ne pas craindre
De se taire
Si la psychanalyse est …affaire de parole, elle est dans ce même mouvement, complice du Meurtre de la Chose mais également dans le risque permanent de répéter du Meurtre de désir. Lui-même protagoniste de cette tragédie, l’analyste aura à faire la part de la parole et de ses silences pour que les désirs inconscients trouvent l’espace potentiel pour se dire.
Si l’analyste offre son silence avant de fournir une interprétation à celui qui n’a de cesse de s’adresser à lui avec des questions, ce n’est pas pour se terrer derrière une neutralité inaccessible, mais pour laisser libre le champ de la parole de l’autre. Notre expérience clinique mais aussi notre vie avec d’autres, nous assure de savoir que toute parole émise coupe la parole d’un autre. Toute manifestation sonore, même sans mots, sera entendue comme assentiment ou dés-approbation et ce, selon le sillon déjà creusé au cœur du transfert, entre l’oreille et la voix, entre l’espace corporel d’où émane le son et celui où il entre.
Pour que le Chœur d’une voix advienne, les silences de l’analyste se donnent à entendre. Il n’en reste pas moins que le silence peut tisser sa toile en ajourements qui laissent passer le souffle ou en trame serrée qui n’appelle ni ne retient la pulsation de la Chose. Dans un silence trop serré, l’analyste buterait sur une double retenue, celle du silence pour se taire et de la voix de l’analysant pour combler le silence. Pour que la Parole advienne en sursaut dans sa plénitude, porteuse du sexuel qui la crée, le silence de l’analyste ne peut-être une retenue de souffle ni une pause telle une coda, mais un appel accompagné d’une tranquillité patiente, malgré les remuements internes qui ne manquent pas de se présenter avant de s’autoriser à dire. Le Dire viendrait alors non pour combler l’espace ou donner des bords au vide, mais pour ouvrir un peu plus sur le vertige qui réunit celui qui offre sa parole et celui qui la reçoit, pour appeler l’Inconnu qui re-lie celui qui parle et celui qui écoute, ce dernier faisant (parfois) le mort pour que ça ait des chances de s’entendre.
PAROLES GRAVES DE DAVID, CELUI QUI N’ÉCOUTAIT PAS
« Une parole aussi grave ne peut être que cette mort dont elle est le détour »
(Maurice Blanchot) (2)
La mère séparée depuis un an de son mari se plaignait qu’à chaque retour de chez son père son fils de deux ans et demi ne l’écoutait pas. Il a fallu l’égrenage du temps avant de comprendre que si le fils n’écoutait pas la mère c’est qu’il avait quelque chose à dire au sujet de son père.
Six mois ont été nécessaires à David pour qu’il parvienne à lancer des signes-de-dire, sans pour autant désigner son trouble par des mots-de-pensée. Alors qu’il était âgé de trois ans, un soir à l’heure du bain, David cacha ostensiblement son pénis, manifestant ainsi une pudeur incongrue à cette étape de son développement. Puis il poussa vers sa mère cette affirmation questionnante : « C’est pas beau les pénis…! » La révélation d’un abus sexuel par le père à son égard ne se réalisera encore que plus tard après que l’enfant ait émis un troisième signe-de-corps, mimant contre les jambes de sa mère un mouvement équivoque de va-et-vient.
Quand l’enfant a pu dire avec des mots non seulement à la mère, mais aussi à un tiers ce que son père avait fait de lui (et avec lui), son effondrement ne s’est pas fait attendre. L’enfant était saisi de stupeur devant ce qu’il voyait de son énonciation dans le regard des autres, Il était bousculé par le brouhaha des dispositions légales qui devaient être prises mais surtout, submergé par l’ampleur de sa trahison envers son père et interloqué par l’irréductible de sa nouvelle connaissance du Mal, qui ne lui avait été accessible qu’en après-coup de son dire.
Quelques jours après son aveu, David a développé un dégoût alimentaire pour tout ce qui était blanc (lait, mayonnaise, etc…) Sa mère ne réagissait pas à ce refus de l’enfant, pensant qu’il était réactionnel à sa colère contre elle qui avait tout entendu, alors qu’il avait promis à son père de ne jamais dire. Mais soutenue par notre question sur les raisons de ce refus de lait, la mère s’était autorisée à insister pour que l’enfant accepte ces objets-de-bouche de couleur blanc. Face à l’insistance autoritaire de sa mère, David se défendit en criant : « Non, non, ça fait pipi blanc! ». Ce dire de l’enfant nous conduisait vers ce qui lui avait été donné à voir et qu’il ne parvenait pas à intégrer aux connaissances sexuelles de son âge.
Au préalable, dans son aveu, David avait excusé son père, mais là il tentait à l’heure de cette exclamation, de trouver une interprétation, déplaçant la cause de l’effet sur un objet inanimé, grâciant du même coup la faute du père. Ce tour de passe-passe de la pensée, pour tenter une explication à un événement incompréhensible, a des chances de créer un signifiant qui tombera dans l’oubli jusqu’à ce qu’un autre cri nous le ramène à l’oreille.
En attendant, ce signifiant du blanc, cette parole-de-corps aura à se distancier de sa chair pour devenir mots-de-pensée, et ce, pour être remise à la disposition de l’enfant, dans sa lecture d’une réalité, qui est la sienne. Pour se faire, l’analyste fera acte de déliance.
Fragmentant le représenté pour
qu’il soit métabolisable
Décollant les mots de leur adhérence au corps,
Appelant le mot à rêver sans empêcher
Le « Je » d’y être.
JEU OU PSYCHANALYSE D’ENFANTS?
Entre du Je qui est du Moi qui rêve | Quel hiatus!
Pourquoi généralement abordons-nous avec autant de circonspection le domaine de la psychanalyse pour enfants? Y aurait-il une méthode psychanalytique que nous appliquerions, comme en une certaine déviance, aux enfants? Pourrions-nous oublier qu’une des découvertes primordiales de Freud nous renvoie à la sexualité infantile? Aurions-nous omis de penser que nous faisons toujours de la Psychanalyse d’enfants même lorsque nous écoutons de très grandes personnes?
L’enfance continue dans nos vies parvenues soi-disant à l’âge adulte. Nous nous croyons trop souvent bien-pensants, mais nous ne devrions pas oublier que même après de longues années de cure analytique, nous restons littéralement agis en constance et même en répétition par le petit d’homme qu’on a d’abord fait de nous et avec lequel nous avons finalement emboîté le pas pour poursuivre la vie. Les petits d’homme devenus grands et qui consultent des analystes n’ont pas à être conduits par leur ascendant pour franchir le seuil de leur demande. Allons-nous pour autant dire que nous faisons avec eux de la Psychanalyse d’adultes? Autant que les plus jeunes tenant la main d’un parent, ils traverseront le pas de notre porte, alourdis par le poids des générations précédentes, munis de la langue des leurs et contraints par un père-et-mère-au-cœur, laissant apparaître, en butant sur les mots, la langue oubliée de l’enfance.
Sur nos divans offerts aux adultes, ce sont des enfants malheureux qui s’adressent à notre écoute, des enfances trop souvent laissées en souffrance qui se déposent, tels des colis perdus. Ce sont des Moi mal assurés ou trop grandiloquents qui s’acharnent à vouloir composer avec la réalité et hésitent à se déclarer en faillite, à moins que des symptômes parlent en lieu et place du déploiement de la marche de leur Désir.
Si la Psychanalyse avec des enfants devenus adultes nous dicte d’accueillir le Sujet de l’Inconscient à travers les sursauts des meurtres du Désir, la psychanalyse avec des enfants en grandissement ne fera pas plus l’économie de cet accès à la dimension tragique d’exister. L’une et l’autre seront unies par cette condition du tragique qui préside à toute naissance, celle d’une première mort qui nous affole par sa perspective et qui, pourtant a déjà eu lieu au moment de naître. Cette malédiction de la naissance qui offre l’humain à la Parole mais en le précipitant dans une déchirure, vouera le petit d’homme à sa con-fusion avec l’autre et l’inscrira sur le chemin de la déprise. Mais pour se faire, le choix ne lui est pas donné, il devra répéter la violence du franchissement, la douleur du passage au jour, qu’est toute naissance.
Une psychanalyse avec des enfants en grandissement ne peut être nommée thérapie par le jeu à moins d’y faire entrer la notion d’une première mise pour jouer, celle de deux paroles confrontées ensemble au grand jeu de dés qui règle le monde. Elle ne peut être envisagée comme Jeu que dans le sens du jeu de l’enfant seul qui, avec des bouts de ficelles, des morceaux de bois, de l’eau, des cailloux recréera le monde pour pouvoir y être, tel l’artiste mais à la condition sine qua non qu’il y ait un témoin de cette mise-au-monde et une parole qui la re-transcrive comme évocation de désir.
ESPACE-ENTRE, LIEU DE L’ACTE ANALYTIQUE
Lorsqu’un enfant franchit la porte de notre bureau, c’est qu’un parent a rencontré une impasse butant à tout le moins sur l’écart entre son désiré et le reçu. Lorsqu’un enfant baisse la tête quand nous nous penchons pour l’aborder dans un contexte professionnel, au risque d’être absorbé dans son refus, c’est que l’amour a déjà connu ses ratés et qu’une place est d’ores et déjà à faire à la Parole pour que l’embarras soit nommé, que soit entendue la plainte et que sous la plainte, l’évidence d’une demande soit reçue.
L’enfant qui se soumet à la rencontre pour répondre à la demande de ses parents n’a pas encore eu le temps de vivre de nombreux accidents biographiques et pourtant il est là, proche de sa fondation, au carrefour des signifiants qui le portent et encore enfoui dans la « lalangue » d’où il a à surgir. Pour aller à sa rencontre, favoriser sa mise-en-paroles et ainsi offrir consistance à son désir, quelles sont les conditions à mettre en œuvre dans le cadre analytique? Pour qu’il puisse en dire quelque chose de ce qui le retient à être et de ce qu’il retient pour se conserver dans l’Un (illusoire mais opérant comme aspiration), l’enfant a besoin de s’appuyer sur un espace d’écoute qui lui sera offert, sous forme d’une adresse, lui faisant entendre un « Tu m’intéresses ».
Il nous faudra de la pulsion d’amour pour que la voix de l’enfant émerge, en dépit de la plainte parentale et du ressentiment qu’il peut en vivre. Mais si cette pulsion d’amour rôdait par trop seul, telle la Mère dans sa folie, l’aimance se transformerait en captation et le piège d’amour se refermerait sur une inflation, réitérant les ratés, reconduisant du trop et… la question de l’enfant n’aurait pas lieu, ne trouvant pas l’espace-entre-deux pour se déposer.
Certes le désir de l’analyste d’aller à la rencontre de l’autre est essentiel pour faire naître la demande. Si l’offre d’analyse précède la demande du patient, il n’en reste pas moins que s’abstenir de répondre à la demande d’amour sera un acte essentiel pour que se crée assez d’espace, au cœur de cette proximité et que du manque s’y fasse sentir. Trop de proximité et d’accointance avec l’enfant le renverrait davantage à sa satisfaction plutôt qu’à son avidité et perpétuerait ainsi le meurtre de son désir, au lieu de favoriser son assomption. Trop de distance, de refusement, ferait s’accroitre la construction des défenses du moi pour pallier au vertige d’un manque qui ne se laisse pas un tant soit peu mamaïsers.
Mes propos rencontrent à ce carrefour l’énonciation de Lacan sur le maniement du transfert : « L’Analyste, il ne suffit pas qu’il supporte la fonction de Tirésias. Il faut encore, comme le dit Apollinaire, qu’il ait des mamelles. Je veux dire que l’opération et la manœuvre du transfert sont à régler d’une façon qui « maintienne la distance » entre le point d’où le sujet se voit aimable, et cet autre point où le sujet se voit causé comme manque pas « a » et où « a » vient boucher la béance que constitue la division inaugurale du sujet ».
(Lacan J., 1964, p. 243) (8-9), 6.
Il faut des paroles pour que la Parole naisse mais il est essentiel de ne pas s’engager dans la relation avec l’enfant au-delà de ce qui est nécessaire, car pour advenir, la Parole se fonde sur la séparation, elle en est même sa mémoire. L’enfant n’a que son corps et ses signifiants pris dedans. Porté par eux, il ne raconte pas mais désigne à force d’y être.
Pour comprendre le lieu de transfert qu’il est lui-même, nous aurons à rencontrer ses parents et cela, plus d’une fois. Pour que l’enfant puisse se saisir de ce qui l’agrippe, de ce qui lui colle au corps, il sera souvent utile de lui adresser le récit de son histoire. Pour l’aider à trouver sa parole, nous aurons à nous tenir à une certaine distance de l’émoi qu’il nous cause lorsqu’il se révèle avoir pris à la lettre ce qui lui a été adressé. Nous aurons à faire acte de déliance pour que ses mots sachent un peu quitter du corps qui les inspire et se supporter dans l’écart entre le mot et la chose, seul espace possible pour ouvrir à la Parole et construire un espace pour penser. Mais cela ne pourra se faire qu’en renonçant à être toute là pour le tout de l’autre, qu’en supportant de s’absenter pour que l’autre dessine son espace à être, même s’il ne pourra le faire que pour être vu de l’Autre. Ainsi seulement nous vérifierons que « toute parole véritable se souvient de cette séparation par laquelle elle parle. » (2)
RÉSISTANCE ET ADVENUE DE LA PAROLE
Les butées sur les mots, les lapsus échappés ne sont-ils pas le signe de cet écart infranchissable entre le mot et la Chose? Les gribouillis intempestifs sur les dessins-parole ne sont-ils pas l’effleurement du rappel encore insupportable de la bouche de l’enfant séparée du corps maternel ou de l’enfant quitté par le regard de sa mère et qui se perd, au même instant. Les gestes furtifs au cœur d’une histoire qui scandent un autre récit en sourdine, dessinent bel et bien l’espace entre la bouche-de-corps et la bouche-de-paroles. Les deux occupés à « s’enfarger » dans leur langue, permettant ainsi, dans leur bafouillage que le vif du Sujet se fasse entendre.
C’est bien quand l’enfant bafouille, que ses mots se précipitent ou se font la malle, qu’il révèle au plus près ce qu’il croit ne pas dire. Par exemple cette parole qui s’échappe et qui fait ainsi « effet de vérité » au cours de la révélation de David, abusé par son père et qui tentait de toutes ses forces d’enfant qui sait déjà parler, de protéger ce père aimant, finit par avouer l’évènement, mais en disant « Tu sais il ne l’a fait qu’une fois… » En se reprenant et en tentant d’excuser son agresseur, l’enfant exprimait ce qu’il voulait cacher. Ultérieurement, l’enfant en cours de psychothérapie réitérera ce glissement de langue à chaque fois qu’il tentera de dénier l’acte tout en le reconnaissant dans le même temps.
Si la parole de l’enfant grâce à notre maniement du transfert nous parvient, si sa question se pose à travers la transpiration dans le langage de ses signifiants, nous serons mis en cause, c’est-à-dire inscrits comme protagonistes et devant assumer, à nos frais, le risque de sa question. Cet état de fait porte sa forme de nécessité car si nous ne nous laissions pas mettre en cause par la question de l’enfant, nous construirions un barrage de plus à l’advenue du Sujet, alors qu’il tente pourtant avec nous de le franchir pour s’en affranchir. Il ne suffit donc pas que l’enfant accepte de venir avec constance, ni qu’il aime ou déteste son thérapeute, ni qu’il dépose ses histoires au creux d’une oreille, pour que le chemin se dessine et ouvre l’espace vide d’où peut naître le souffle de sa Parole.
Que faut-il d’autre pour qu’il y ait un événement de parole? Une exposition à deux, où un plus un autre s’offriront à la scène de l’événement? Mais encore faut-il que l’un se sache lieu de destination de la parole, mais que l’Autre de celui qui parle, c’est-à-dire qu’il accepte d’être traversé par l’adresse de l’enfant à son égard tout en laissant dans le même instant ouverte la porte à l’adresse vers l’Autre, au-delà de lui-même. En somme, il s’agit que l’analyste qui reçoit l’adresse de l’enfant ne se prenne pas pour l’Autre, à qui ça s’adresse, ne s’y confonde pas, condition d’abstinence essentielle à l’aménagement d’une distance pour entendre. Pour que l’enfant accède à sa parole, il y a nécessité qu’il adresse à quelqu’un, mais à un quelqu’un qui renonce à être quelqu’un pour l’autre, tout en supportant de l’être à outrance dans le transfert. Ici l’analyste devra payer de sa personne au point d’assumer de mourir à l’autre, ou à soi dans l’autre.
Être et accepter de vivre dans cet impossible qui crée du lien d’amour pour advenir à la délivrance, donne parfois le vertige du Non-Lieu à force d’exigence d’abstraction du Moi et de dissolution de ses parures.
La non position de l’analyste est pourtant la seule à permettre de porter la Faute, qui faute de paroles adressées à l’Autre de soi, rétrécirait pour l’enfant le champ de ses possibles représentations. Si par mégarde, l’analyste avait la tentation d’être lui-même par trop dans sa réalité moïque avec l’enfant, ce dernier le rappellerait à l’ordre très rapidement et trois séances lui seraient nécessaires pour délier ce qu’il aurait malencontreusement noué. L’analyste n’a pas de place où tenir. Il ne s’y tient qu’à se déporter dans le mouvement de son entendre. Ce chemin est un chemin qui ne se dessine qu’au fur et à mesure de l’avancée de la parole et du déploiement de sa dépliure. Seules ses dispositions à se vivre en être d’exil, inscrivent l’analyste dans l’acte de présence, au cœur de la déliance et offrent ainsi à l’enfant la chance de se reconnaître comme un « effet de la demande de l’Autre ». Le paiement symbolique demandé à l’enfant par l’analyste favorisera la création de l’espace créatif en l’incitant à en franchir le seuil pour lui-même.
Cette demande de l’analyste de recevoir un quelque chose de l’enfant est souvent interprétée comme une invite à ce que ce dernier manifeste un peu de désir d’y être. Mais sa fonction principale nous semble d’inscrire autant l’analyste que l’enfant dans un rapport symbolique d’échanges, permettant de tracer une ligne, une frontière par le truchement du symbolique, d’aménager une digue, un brise-lame face aux risques de capture imaginaire que recèle toute relation à un enfant. En effet, l’enfant recèle un pouvoir de fascination, car il est encore très proche de ses besoins primordiaux et il est en soi une invitation à être Tout pour lui. Cette promesse maternelle d’un je serai Tout pour toi et tu seras tout pour moi doit pourtant rencontrer sa désillusion, retomber en fragments en butant sur le trait paternel, condition absolue pour sortir de la capture et pour faire la découverte de l’altérité radicale.
L’exil au cœur d’une sollicitude
Ouvre vers l’Acte de Déliance
A partir d’un lien qui fait nœud
Ainsi les boursouflures imaginaires de l’autre
S’éloigneront
Tels des ballons d’enfants
Poussés par le vent
Restera derrière le nœud tranché
L’Apparition de l’ossature du monde
ACTE DE DÉLIANCE AU CŒUR DU DÉSIR DE CAPTURE
« Pour être analyste encore faut-il savoir compter jusqu’à quatre : le trois de l’Œdipe et la Mort »
(Jacques Lacan)
Mais qui sommes-nous psychanalystes pour être là à penser que nous pouvons écouter, entendre et dire, tout autant que l’autre prendra le temps et surtout trouvera avec nous la voie du dire et son être, chemin de re-connaissance d’une possible altérité? Nous n’échapperons peut-être jamais au piège des machines à faire parler pour satisfaire notre besoin d’écouter, mais nous pouvons parfois avoir la chance d’être de bons artisans qui, avec patience, relancent le processus de la chaîne signifiante, en utilisant le mouvement même de la matière qu’ils traitent, tel un moulin qui donne à l’eau un usage d’énergie mais qui, sans elle, ne rencontrerait pas même les conditions de son existence.
Parfois, nous aurons la joie de devenir des sculpteurs d’espaces, c’est alors que notre parole creusera dans le presque rien de l’énonciation de l’autre et que le point d’illumination surgira dans sa transparence qui sera d’autant plus éclatante que l’accointance sera forte avec le réseau de signifiants du Sujet qui se parle. Mais ces instants échapperont toujours à notre désir d’y demeurer. Il ne nous restera plus alors qu’à nous tenir dans cette juste bonne distance qui porte l’aimance tout en éclairant le manque, dans cet espace-entre dessiné entre corps et langage, dans cette déchirure entre l’objet et sa perte, c’est alors qu’il nous arrivera de devenir Capteur de Rêves.
Toute légende, comme toute théorie, confie souvent à l’oubli son origine et sa chute et ainsi devient un objet fétiche qui se porte garant de la poursuite de l’espoir. L’espoir de ne pas avoir à mourir pour vivre ou l’espoir, ici, de chasser les mauvais rêves des nuits des enfants. Si tant est que nous puissions secouer les restes oubliés, en se rappelant la légende dans son entièreté et que nous ne laissions pas choir de la théorie, ce qui nous est par trop difficile à penser, la légende du Capteur de Rêves nous offre une métaphore de l’acte analytique.
Le conte pour enfants endormis rappelle que dans la légende amérindienne les rêves sont évoqués comme flottant pêle-mêle au-dessus de l’âme endormie et ayant l’errance pour demeure. Il raconte combien ils pourraient ne pas être nôtres, si personne ne s’avisait de vouloir être à la place de les entendre. Il retrace l’événement de l’homme sage qui confectionne un Capteur de Rêves pour que son petit enfant puisse rêver.
L’homme sage, un Grand-Père chasseur d’ours confectionne un outil de capture avec trois éléments : un cercle de saule, un filet de tendon et des plumes sacrées. Il assemble ces trois éléments qui deviendront les parties d’un même tout. Le cercle tient, or-donne et délimite l’espace tel le Symbolique issu du langage qui nous renvoie au pas-Tout de chacun. Le filet offre ses rets pour que s’y prenne le souffle de l’Imaginaire, souffle par lequel nous entrevoyons l’autre tel un autre de soi, souffle qui tente de refaire l’Un sur la déchirure. Les plumes sacrées accompagnent le vent du Réel, qui fait de nous des êtres surpris par la vie et en permanence possédés par elle. Ces trois éléments tiennent ensemble mais leur inséparabilité sera-t-elle suffisante pour que les rêves soient appelés?
Les Amérindiens ne s’y trompaient pas. Tout capteur de rêves doit laisser apparaître en son centre le trou qui est la trace même de la confection, l’espace vide autour duquel la chose a pu être créée. La chute de la légende, chute comme origine trop souvent oubliée dit également que le capteur ne doit pas durer longtemps, afin de rappeler aux humains leur passagèreté. Ainsi le trou, nécessaire au Capteur pour faire advenir le rêve de l’enfant, apparaît tel un quatrième élément mais il serait en somme l’élément primordial telle la mort, elle toujours attendue devant et qui pourtant eut lieu un jour de naissance, nous rappelant que notre avènement prend son origine dans une chute. Le trou et la passagèreté du cercle nous appellent à la souvenance « que nous devons savoir compter jusqu’à quatre, le trois de l’Œdipe et…la Mort. »
Mais comment ne pas penser plus loin, en amont, cherchant l’Origine de l’origine, remontant la course du fleuve jusqu’au-delà de sa source, dans cet hors-lieu où la terre enfante des glaciers et où des montagnes crachent du feu? N’était-ce pas là la dissolution totale, le néant de l’être, le trou sidéral qui à force de rien, par son vide même appelait l’enfant à être et au creux même de cette voix donnait naissance au rêve?
Se taire, s’apaiser, polir et affiner l’esprit
S’effacer, s’alléger car c’est l’heure du soleil modeste
C’est le projet que forme l’âme
Avant de retourner dans le séjour natif.
(Henry Bauchau) (1)
L’analyste ne peut y être dans l’acte analytique que s’il accepte de disparaître, tel un Capteur de Rêves se défait lorsque son cercle de saule ne tient plus, à force d’être asséché de sa sève. C’est en approchant l’acte de faire le mort qu’il peut permettre l’éveil. Mais faire le mort ne désigne pas seulement un faire silence, encore faut-il que l’analyste puisse s’entrevoir comme un à-mourir, qu’il supporte de s’abstraire, qu’il puisse se reconnaître dans la malédiction humaine. Encore faut-il qu’il s’avoue que le triomphe de l’être né pour aller vers la mort n’est pas de ne pas ouvrir, ni de faire comme s’il n’allait pas mourir. Encore faut-il qu’il se soutienne à reconnaître que la vie ne cessera de s’échapper par le trou du Capteur de Rêves, le poussant dans ses retranchements de Vivant, là où le Réel lui sert à se détrôner de ses régences moïques.
Ainsi l’analyste qui renoncera à vouloir apparaître dans le rêve de l’autre sinon par son absence, offrira une présence qui permettra que s’entende le trois du « Réel-Symbolique-Imaginaire » tenus ensemble grâce à la Parole, comme symptôme du Rêve. Grâce à son faire-absence, ainsi, l’analyste laissera s’écouler par le trou, la parole vide qui dit loin de la question du sujet et confiera aux plumes sacrées la parole pleine qui dit sur déchirure et pourra ainsi, tel un bon rêve, être restituée au Rêveur. (10)
Si l’analyste laisse régner le Trou à la place de la tentation du nœud que la plaie appelle, il sera Capteur de Rêves, laissant au Rêveur le possible du « Je ». Ainsi, la suture sera dé-liée et le sujet sera au vif de son partage, trouvant ainsi la consistance de son Désir.
Mon enfant me chuchote à l’oreille
Ses mots sont sortis du ventre du Rêve
Il m’apprend ses dires – Tel un pâle reflet du Cri
L’enfant parle en dormant
Et moi j’attends
La Parole, symptôme du Rêve
Incision dans la chair
Au travers s’écoule
La blessure du Temps
NOTES
Aline OTIS , fabricante de Capteurs de Rêves pour les passants du Centre Archéo-Topo a fabriqué sous mes yeux ce capteur en me racontant des bribes de sa vie. Plus elle se remémorait les douleurs infligées à son enfance, plus elle chargeait le capteur de plumes de perdrix. Ainsi, son regard transmettait la foi que sa parole et son geste adressés à quelqu’un auraient le pouvoir de transformer l’événement de parole en apaisement.
La légende du Capteur de Rêves issue de la tradition des Ojibway, descendants des Nations confédérées Iroquoiennes, m’a été transmise par Marie-Thérère BOURNIVAL, Directrice du Centre Archéo-Topo, Bergeronne, Haute Côte Nord.
Cette légende amérindienne m’a inspiré ce « Conte pour enfants endormis ».
Je dois à Nicole MORARD, psychanalyste française, mon désir de poursuivre cette réflexion à partir de sa paraphrase « La Mère est folle », exprimée avec force et portant la conviction des choses vérifiées par l’expérience de vie.
« Mamaïser » était une expression qui courait dans le Séminaire de Françoise Dolto à Marseille, dans les années 1980.
Jacques LACAN, 1964, Les quatre concepts fondamentaux de la Psychanalyse, Livre XI, éd. Du Seuil, 1973, p.243BIBLIOGRAPHIE
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Paru dans Le Discours Psychanalytique, no 25, revue de l’Association freudienne, Paris, France, février 2002